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Home > Authors Index > Victor Hugo > La Legende des Siecles > This page

La Legende des Siecles, a non-fiction book by Victor Hugo

La Confiance Du Marquis Fabrice

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________________________________________________
_ I

ISORA DE FINAL.--FABRICE D'ALBENGA

Tout au bord de la mer de Genes, sur un mont
Qui jadis vit passer les Francs de Pharamond,
Un enfant, un aieul, seuls dans la citadelle
De Final sur qui veille une garde fidele,
Vivent bien entoures de murs et de ravins;
Et l'enfant a cinq ans et l'aieul quatre-vingts.

L'enfant est Isora de Final, heritiere
Du fief dont Witikind a trace la frontiere;
L'orpheline n'a plus pres d'elle que l'aieul.
L'abandon sur Final a jete son linceul;
L'herbe, dont par endroits les dalles sont couvertes,
Aux fentes des paves fait des fenetres vertes;
Sur la route oubliee on n'entend plus un pas;
Car le pere et la mere, helas! ne s'en vont pas
Sans que la vie autour des enfants s'assombrisse.

L'aieul est le marquis d'Albenga, ce Fabrice
Qui fut bon; cher au patre, aime du laboureur;
Il fut, pour guerroyer le pape ou l'empereur,
Commandeur de la mer et general des villes;
Genes le fit abbe du peuple, et, des mains viles
Ayant livre l'etat aux rois, il combattit.
Tout homme aupres de lui jadis semblait petit;
L'antique Sparte etait sur son visage empreinte;
La loyaute mettait sa cordiale etreinte
Dans la main de cet homme a bien faire obstine.
Comme il etait batard d'Othon, dit le Non-Ne,

* * * * *
* * * * *

Les rois faisaient dedain de ce fils belliqueux;
Fabrice s'en vengeait en etant plus grand qu'eux.
A vingt ans, il etait blond et beau; ce jeune homme
Avait l'air d'un tribun militaire de Rome;
Comme pour exprimer les detours du destin
Dont le heros triomphe, un graveur florentin
Avait sur son ecu sculpte le labyrinthe;
Les femmes l'admiraient, se montrant avec crainte
La tete de lion qu'il avait dans le dos.
Il a vu les plus fiers, Requesens et Chandos,
Et Robert, avoue d'Arras, sieur de Bethune,
Fuir devant son epee et devant sa fortune;
Les princes palissaient de l'entendre gronder;
Un jour, il a force le pape a demander
Une fuite rapide aux galeres de Genes;
C'etait un grand briseur de lances et de chaines,
Guerroyant volontiers, mais surtout delivrant;
Il a par tous ete proclame le plus grand
D'un siecle fort auquel succede un siecle traitre;
Il a toujours fremi quand des bouches de pretre
Dans les sombres clairons de la guerre ont souffle;
Et souvent de saint Pierre il a tordu la cle
Dans la vieille serrure horrible de l'Eglise.
Sa banniere cherchait la bourrasque et la bise;
Plus d'un monstre a grince des dents sous son talon,
Son bras se roidissait chaque fois qu'un felon
Deformait quelque etat populaire en royaume.
Allant, venant dans l'ombre ainsi qu'un grand fantome,
Fier, levant dans la nuit son cimier flamboyant,
Homme auguste au dedans, ferme au dehors, ayant
En lui toute la gloire et toute la patrie,
Belle ame invulnerable et cependant meurtrie,
Sauvant les lois, gardant les murs, vengeant les droits,
Et sonnant dans la nuit sous tous les coups des rois,
Cinquante ans, ce soldat, dont la tete enfin plie,
Fut l'armure de fer de la vieille Italie,
Et ce noir siecle, a qui tout rayon semble ote,
Garde quelque lueur encor de son cote.


II

LE DEFAUT DE LA CUIRASSE

Maintenant il est vieux; son donjon, c'est son cloitre;
Il tombe, et, declinant, sent dans son ame croitre
La confiance honnete et calme des grands coeurs;
Le brave ne croit pas au lache, les vainqueurs
Sont forts, et le heros est ignorant du fourbe.
Ce qu'osent les tyrans, ce qu'accepte la tourbe,
Il ne le sait; il est hors de ce siecle vil;
N'en etant vu qu'a peine, a peine le voit-il;
N'ayant jamais de ruse, il n'eut jamais de crainte;
Son defaut fut toujours la credulite sainte,
Et quand il fut vaincu, ce fut par loyaute;
Plus de peril lui fait plus de securite.
Comme dans un exil il vit seul dans sa gloire,
Oublie; l'ancien peuple a garde sa memoire,
Mais le nouveau le perd dans l'ombre, et ce vieillard,
Qui fut astre, s'eteint dans un morne brouillard.

Dans sa brume, ou les feux du couchant se dispersent,
Il a cette mer vaste et ce grand ciel qui versent
Sur le bonheur la joie et sur le deuil l'ennui.

Tout est derriere lui maintenant; tout a fui;
L'ombre d'un siecle entier devant ses pas s'allonge;
Il semble des yeux suivre on ne sait quel grand songe;
Parfois, il marche et va sans entendre et sans voir.
Vieillir, sombre declin! l'homme est triste le soir;
Il sent l'accablement de l'oeuvre finissante.
On dirait par instants que son ame s'absente,
Et va savoir la-haut s'il est temps de partir.

Il n'a pas un remords et pas un repentir;
Apres quatre vingts ans son ame est toute blanche;
Parfois, a ce soldat qui s'accoude et se penche,
Quelque vieux mur, croulant lui-meme, offre un appui;
Grave, il pense, et tous ceux qui sont aupres de lui
L'aiment; il faut aimer pour jeter sa racine
Dans un isolement et dans une ruine;
Et la feuille de lierre a la forme d'un coeur.


III

AIEUL MATERNEL

Ce vieillard, c'est un chene adorant une fleur;
A present un enfant est toute sa famille.
Il la regarde, il reve; il dit: 'C'est une fille,
Tant mieux!' Etant aieul du cote maternel.

La vie en ce donjon a le pas solennel;
L'heure passe et revient ramenant l'habitude.

Ignorant le soupcon, la peur, l'inquietude,
Tous les matins, il boucle a ses flancs refroidis
Son epee, aujourd'hui rouillee, et qui jadis
Avait la pesanteur de la chose publique;
Quand parfois du fourreau, venerable relique,
Il arrache la lame illustre avec effort,
Calme, il y croit toujours sentir peser le sort.
Tout homme ici-bas porte en sa main une chose,
Ou, du bien et du mal, de l'effet, de la cause,
Du genre humain, de Dieu, du gouffre, il sent le poids;
Le juge au front morose a son livre des lois,
Le roi son sceptre d'or, le fossoyeur sa pelle.

Tous les soirs il conduit l'enfant a la chapelle;
L'enfant prie, et regarde avec ses yeux si beaux,
Gaie, et questionnant l'aieul sur les tombeaux;
Et Fabrice a dans l'oeil une humide etincelle.
La main qui tremble aidant la marche qui chancelle,
Ils vont sous les portails et le long des piliers
Peuples de seraphins meles aux chevaliers;
Chaque statue, emue a leur pas doux et sombre,
Vibre, et toutes ont l'air de saluer dans l'ombre,
Les heros le vieillard, et les anges l'enfant.

Parfois Isoretta, que sa grace defend,
S'echappe des l'aurore et s'en va jouer seule
Dans quelque grande tour qui lui semble une aieule
Et qui mele, croulante au milieu des buissons,
La legende romane aux souvenirs saxons.
Pauvre etre qui contient toute une fiere race,
Elle trouble, en passant, le bouc, vieillard vorace,
Dans les fentes des murs broutant le caprier;
Pendant que derriere elle on voit l'aieul prier,
--Car il ne tarde pas a venir la rejoindre,
Et cherche son enfant des qu'il voit l'aube poindre,--
Elle court, va, revient, met sa robe en haillons,
Erre de tombe en tombe et suit des papillons,
Ou s'assied, l'air pensif, sur quelque apre architrave;
Et la tour semble heureuse et l'enfant parait grave;
La ruine et l'enfance ont de secrets accords,
Car le temps sombre y met ce qui reste des morts.


IV UN SEUL HOMME SAIT OU EST CACHE LE TRESOR

Dans ce siecle ou tout peuple a son chef qui le broie,
Parmi les rois vautours et les princes de proie,
Certe, on n'en trouverait pas un qui meprisat
Final, donjon splendide et riche marquisat;
Tous les ans, les alleux, les rentes, les censives,
Surchargent vingt mulets de sacoches massives;
La grande tour surveille, au milieu du ciel bleu,
Le sud, le nord, l'ouest et l'est, et saint Mathieu,
Saint Marc, saint Luc, saint Jean, les quatre evangelistes,
Sont sculptes et dores sur les quatre balistes;
La montagne a pour garde, en outre, deux chateaux,
Soldats de pierre ayant du fer sous leurs manteaux.
Le tresor, quand du coffre on detache les boucles,
Semble a qui l'entrevoit un reve d'escarboucles;
Ce tresor est mure dans un caveau discret
Dont le marquis regnant garde seul le secret,
Et qui fut autrefois le puits d'une sachette;
Fabrice maintenant connait seul la cachette;
Le fils de Witikind vieilli dans les combats,
Othon, scella jadis dans les chambres d'en bas
Vingt caissons dont le fer verrouille les facades,
Et qu'Anselme plus tard fit remplir de cruzades,
Pour que dans l'avenir jamais on n'en manquat;
Le casque du marquis est en or de ducat;
On a sculpte deux rois persans, Narse et Tigrane,
Dans la visiere aux trous grilles de filigrane,
Et sur le haut cimier, taille d'un seul onyx,
Un brasier de rubis brule l'oiseau Phenix;
Et le seul diamant du sceptre pese une once.


V

LE CORBEAU

Un matin, les portiers sonnent du cor. Un nonce
Se presente; il apporte, assiste d'un coureur,
Une lettre du roi qu'on nomme l'empereur;
Ratbert ecrit qu'avant de partir pour Tarente
Il viendra visiter Isora, sa parente,
Pour lui baiser le front et pour lui faire honneur.

Le nonce, s'inclinant, dit au marquis:--Seigneur,
Sa majeste ne fait de visites qu'aux reines.

Au message emane de ses mains tres sereines
L'empereur joint un don splendide et triomphant;
C'est un grand chariot plein de jouets d'enfant;
Isora bat des mains avec des cris de joie.

Le nonce, retournant vers celui qui l'envoie,
Prend conge de l'enfant, et, comme procureur
Du tres victorieux et tres noble empereur,
Fait le salut qu'on fait aux tetes souveraines.

--Qu'il soit le bienvenu! Bas le pont! bas les chaines!
Dit le marquis; sonnez la trompe et l'olifant!--
Et, fier de voir qu'on traite en reine son enfant,
La joie a rayonne sur sa face loyale.

Or, comme il relisait la lettre imperiale,
Un corbeau qui passait fit de l'ombre dessus.
--Les oiseaux noirs guidaient Judas cherchant Jesus;
Sire, vois ce corbeau, dit une sentinelle.
Et, regardant l'oiseau planer sur la tournelle:
--Bah! dit l'aieul, j'etais pas plus haut que cela,
Compagnon, deja ce corbeau que voila,
Dans la plus fiere tour de toute la contree
Avait bati son nid, dont on voyait l'entree;
Je le connais; le soir, volant dans la vapeur,
Il criait; tous tremblaient; mais, loin d'en avoir peur,
Moi petit, je l'aimais; ce corbeau centenaire
Etant un vieux voisin de l'astre et du tonnerre.


VI

LE PERE ET LA MERE

Les marquis de Final ont leur royal tombeau
Dans une cave ou luit, jour et nuit, un flambeau;
Le soir, l'homme qui met de l'huile dans les lampes
A son heure ordinaire en descendit les rampes;
La, mange par les vers dans l'ombre de la mort,
Chaque marquis aupres de sa marquise dort,
Sans voir cette clarte qu'un vieil esclave apporte.
A l'endroit meme ou pend la lampe, sous la porte,
Etait le monument des deux derniers defunts;
Pour raviver la flamme et bruler des parfums,
Le serf s'en approcha; sur la funebre table,
Sculpte tres ressemblant, le couple lamentable
Dont Isora, sa dame, etait l'unique enfant,
Apparaissait; tous deux, dans cet air etouffant,
Silencieux, couches cote a cote, statues
Aux mains jointes, d'habits seigneuriaux vetues,
L'homme avec son lion, la femme avec son chien.
Il vit que le flambeau nocturne brulait bien;
Puis, courbe, regarda, des pleurs dans la paupiere,
Ce pere de granit, cette mere de pierre;
Alors il recula, pale; car il crut voir
Que ces deux fronts, tournes vers la voute au fond noir,
S'etaient subitement assombris sur leur couche,
Elle ayant l'air plus triste et lui l'air plus farouche.


VII

JOIE AU CHATEAU

Une file de longs et pesants chariots
Qui precede ou qui suit les camps imperiaux
Marche la-bas avec des eclats de trompette
Et des cris que l'echo des montagnes repete.
Un gros de lances brille a l'horizon lointain.

La cloche de Final tinte, et c'est ce matin
Que du noble empereur on attend la visite.

On arrache des tours la ronce parasite;
On blanchit a la chaux en hate les grands murs;
On range dans la cour des plateaux de fruits murs;
Des grenades venant des vieux monts Alpujarres,
Le vin dans les barils et l'huile dans les jarres;
L'herbe et la sauge en fleur jonchent tout l'escalier;
Dans la cuisine un feu rotit un sanglier;
On voit fumer les peaux des betes qu'on ecorche;
Et tout rit; et l'on a tendu sous le grand porche
Une tapisserie ou Blanche d'Est jadis
A brode trois heros, Macchabee, Amadis,
Achille, et le fanal de Rhode, et le quadrige
D'Aetius, vainqueur du peuple latobrige,
Et, dans trois medaillons marques d'un chiffre en or,
Trois poetes, Platon, Plaute et Scaeva Memor.
Ce tapis autrefois ornait la grande chambre;
Au dire des vieillards, l'effrayant roi sicambre,
Witikind, l'avait fait clouer en cet endroit,
De peur que dans leur lit ses enfants n'eussent froid.


VIII

LA TOILETTE D'ISORA

Cris, chansons; et voila ces vieilles tours vivantes.
La chambre d'Isora se remplit de servantes;
Pour faire un digne accueil au roi d'Arle, on revet
L'enfant de ses habits de fete; a son chevet,
L'aieul, dans un fauteuil d'orme incruste d'erable,
S'assied, songeant aux jours passes, et, venerable,
Il contemple Isora, front joyeux, cheveux d'or,
Comme les cherubins peints dans le corridor,
Regard d'enfant Jesus que porte la madone,
Joue ignorante ou dort le seul baiser qui donne
Aux levres la fraicheur, tous les autres etant
Des flammes, meme, helas! quand le coeur est content.
Isora est sur le lit assise, jambes nues;
Son oeil bleu reve avec des lueurs ingenues;
L'aieul rit, doux reflet de l'aube sur le soir!
Et le sein de l'enfant, demi-nu, laisse voir
Ce bouton rose, germe auguste des mamelles;
Et ses beaux petits bras ont des mouvements d'ailes.
Le veteran lui prend les mains, les rechauffant;
Et, dans tout ce qu'il dit aux femmes, a l'enfant,
Sans ordre, en en laissant deviner davantage,
Espece de murmure enfantin du grand age,
Il semble qu'on entend parler toutes les voix
De la vie, heur, malheur, a present, autrefois,
Deuil, espoir, souvenir, rire et pleurs, joie et peine;
Ainsi, tous les oiseaux chantent dans le grand chene.

--Fais-toi belle; un seigneur va venir; il est bon;
C'est l'empereur; un roi, ce n'est pas un barbon
Comme nous; il est jeune; il est roi d'Arle, en France;
Vois-tu, tu lui feras ta belle reverence,
Et tu n'oublieras pas de dire: monseigneur.
Vois tous les beaux cadeaux qu'il nous fait! Quel bonheur!
Tous nos bons paysans viendront, parce qu'on t'aime
Et tu leur jetteras des sequins d'or, toi-meme,
De facon que cela tombe dans leur bonnet.

Et le marquis, parlant aux femmes, leur prenait
Les vetements des mains.

--Laissez, que je l'habille!
Oh! quand sa mere etait toute petite fille,
Et que j'etais deja barbe grise, elle avait
Coutume de venir des l'aube a mon chevet;
Parfois, elle voulait m'attacher mon epee,
Et, de la durete d'une boucle occupee,
Ou se piquant les doigts aux clous du ceinturon,
Elle riait. C'etait le temps ou mon clairon
Sonnait superbement a travers l'Italie.
Ma fille est maintenant sous terre, et nous oublie.
D'ou vient qu'elle a quitte sa tache, o dure loi!
Et qu'elle dort deja quand je veille encor, moi?
La fille qui grandit sans la mere, chancelle.
Oh! c'est triste, et je hais la mort. Pourquoi prend-elle
Cette jeune epousee et non mes pas tremblants?
Pourquoi ces cheveux noirs et non mes cheveux blancs?

Et, pleurant, il offrait a l'enfant des dragees.

--Les choses ne sont pas ainsi bien arrangees;
Celui qui fait le choix se trompe; il serait mieux
Que l'enfant eut la mere et la tombe le vieux.
Mais de la mere au moins il sied qu'on se souvienne;
Et, puisqu'elle a ma place, helas! je prends la sienne.

--Vois donc le beau soleil et les fleurs dans les pres!
C'est par un jour pareil, les Grecs etant rentres
Dans Smyrne, le plus grand de leurs ports maritimes,
Que, le bailli de Rhode et moi, nous les battimes.
Mais regarde-moi donc tous ces beaux jouets-la!
Vois ce reitre, on dirait un archer d'Attila.
Mais c'est qu'il est vetu de soie et non de serge!
Et le chapeau d'argent de cette sainte Vierge!
Et ce bonhomme en or! Ce n'est pas tres hideux.
Mais comme nous allons jouer demain tous deux!
Si ta mere etait la, qu'elle serait contente!
Ah! quand on est enfant, ce qui plait, ce qui tente,
C'est un hochet qui sonne un moment dans la main,
Peu de chose le soir et rien le lendemain;
Plus tard, on a le gout des soldats veritables,
Des palefrois battant du pied dans les etables,
Des drapeaux, des buccins jetant de longs eclats,
Des camps, et c'est toujours la meme chose, helas!
Sinon qu'alors on a du sang a ses chimeres.
Tout est vain. C'est egal, je plains les pauvres meres
Qui laissent leurs enfants derriere elles ainsi--
Ainsi parlait l'aieul, l'oeil de pleurs obscurci,
Souriant cependant, car telle est l'ombre humaine.
Tout a l'ajustement de son ange de reine,
Il habillait l'enfant, et, tandis qu'a genoux
Les servantes chaussaient ces pieds charmants et doux
Et, les parfumant d'ambre, en lavaient la poussiere,
Il nouait gauchement la petite brassiere,
Ayant plus d'habitude aux chemises d'acier.


IX

JOIE HORS DU CHATEAU

Le soir vient, le soleil descend dans son brasier;
Et voila qu'au penchant des mers, sur les collines,
Partout, les milans roux, les chouettes felines,
L'autour glouton, l'orfraie horrible dont l'oeil luit
Avec du sang le jour, qui devient feu la nuit,
Tous les tristes oiseaux mangeurs de chair humaine,
Fils de ces vieux vautours nes de l'aigle romaine
Que la louve d'airain aux cirques appela,
Qui suivaient Marius et connaissaient Sylla,
S'assemblent; et les uns, laissant un crane chauve,
Les autres, aux gibets essuyant leur bec fauve,
D'autres, d'un mat rompu quittant les noirs agres,
D'autres, prenant leur vol du mur des lazarets,
Tous, joyeux et criant, en tumulte et sans nombre,
Ils se montrent Final, la grande cime sombre
Qu'Othon, fils d'Aleram le Saxon, crenela,
Et se disent entre eux: Un empereur est la!


X

SUITE DE LA JOIE

Cloche; acclamations; gemissements; fanfares;
Feux de joie; et les tours semblent toutes des phares,
Tant on a, pour feter ce jour grand a jamais,
De brasiers frissonnants encombre leurs sommets.
La table colossale en plein air est dressee.
Ce qu'on a sous les yeux repugne a la pensee
Et fait peur; c'est la joie effrayante du mal;
C'est plus que le demon, c'est moins que l'animal;
C'est la cour du donjon tout entiere rougie
D'une prodigieuse et tenebreuse orgie;
C'est Final, mais Final vaincu, tombe, fletri;
C'est un chant dans lequel semble se tordre un cri;
Un gouffre ou les lueurs de l'enfer sont voisines
Du rayonnement calme et joyeux des cuisines;
Le triomphe de l'ombre, obscene, effronte, cru;
Le souper de Satan dans un reve apparu.

A l'angle de la cour, ainsi qu'un temoin sombre,
Un squelette de tour, formidable decombre,
Sur son faite vermeil d'ou s'enfuit le corbeau,
Dresse et secoue aux vents, brulant comme un flambeau,
Tout le branchage et tout le feuillage d'un orme;
Valet geant portant un chandelier enorme.

Le drapeau de l'empire, arbore sur ce bruit,
Gonfle son aigle immense au souffle de la nuit.

Tout un cortege etrange est la; femmes et pretres;
Prelats parmi les ducs, moines parmi les reitres;
Les crosses et les croix d'eveques, au milieu
Des piques et des dards, melent aux meurtres Dieu,
Les mitres figurant de plus gros fers de lance.
Un tourbillon d'horreur, de nuit, de violence,
Semble emplir tous ces coeurs; que disent-ils entre eux,
Ces hommes? En voyant ces convives affreux,
On doute si l'aspect humain est veritable;
Un sein charmant se dresse au-dessus de la table,
On redoute au-dessous quelque corps tortueux;
C'est un de ces banquets du monde monstrueux
Qui regne et vit depuis les Heliogabales;
Le luth lascif s'accouple aux feroces cymbales;
Le cynique baiser cherche a se prodiguer;
Il semble qu'on pourrait a peine distinguer
De ces hommes les loups, les chiennes de ces femmes;
A travers l'ombre, on voit toutes les soifs infames,
Le desir, l'instinct vil, l'ivresse aux cris hagards,
Flamboyer dans l'etoile horrible des regards.

Quelque chose de rouge entre les dalles fume;
Mais, si tiede que soit cette douteuse ecume,
Assez de barils sont eventres et creves
Pour que ce soit du vin qui court sur les paves.

Est-ce une vaste noce? est-ce un deuil morne et triste?
On ne sait pas a quel denoument on assiste,
Si c'est quelque affreux monde a la terre etranger,
Si l'on voit des vivants ou des larves manger,
Et si ce qui dans l'ombre indistincte surnage
Est la fin d'un festin ou la fin d'un carnage.

Par moments, le tambour, le cistre, le clairon,
Font ces rages de bruit qui rendaient fou Neron.
Ce tumulte rugit, chante, boit, mange, rale,
Sur un trone est assis Ratbert, content et pale.

C'est, parmi le butin, les chants, les arcs de fleurs,
Dans un antre de rois un Louvre de voleurs.

* * * * *

Les grands brasiers, ouvrant leur gouffre d'etincelles,
Font resplendir les ors d'un chaos de vaisselles;
On ebreche aux moutons, aux lievres montagnards,
Aux faisans, les couteaux tout a l'heure poignards;
Sixte Malaspina, derriere le roi, songe;
Toute levre se rue a l'ivresse et s'y plonge;
On acheve un mourant en percant un tonneau;
L'oeil croit, parmi les os de chevreuil et d'agneau,
Aux tremblantes clartes que les flambeaux prolongent,
Voir des profils humains dans ce que les chiens rongent;
Des chanteurs grecs, portant des images d'etain
Sur leurs chapes, selon l'usage byzantin,
Chantent Ratbert, cesar, roi, vainqueur, dieu, genie;
On entend sous les bancs des soupirs d'agonie;
Une odeur de tuerie et de cadavres frais
Se mele au vague encens brulant dans les coffrets
Et les boites d'argent sur des trepieds de nacre,
Les pages, les valets, encor chauds du massacre,
Servent dans le banquet leur empereur ravi
Et sombre, apres l'avoir dans le meurtre servi;
Sur le bord des plats d'or on voit des mains sanglantes,
Ratbert s'accoude avec des poses indolentes;
Au-dessus du festin, dans le ciel blanc du soir,
De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir,
Des plateaux ou les paons ouvrent leurs larges queues,
Des ecuelles ou brule un philtre aux lueurs bleues,
Des verres, d'hypocras et de vils ecumants,
Des bouches des buveurs, des bouches des amants,
S'eleve une vapeur gaie, ardente, enflammee,
Et les ames des morts sont dans cette fumee.

 

XI

TOUTES LES FAIMS SATISFAITES

C'est que les noirs oiseaux de l'ombre ont eu raison,
C'est que l'orfraie a bien flaire la trahison,
C'est qu'un fourbe a surpris le vaillant sans defense,
C'est qu'on vient d'ecraser la vieillesse et l'enfance.
En vain quelques soldats fideles ont voulu
Resister, a l'abri d'un creneau vermoulu;
Tous sont morts; et de sang les dalles sont trempees,
Et la hache, l'estoc, les masses, les epees
N'ont fait grace a pas un, sur l'ordre que donna
Le roi d'Arle au prevot Sixte Malaspina.
Et, quant aux plus mutins, c'est ainsi que les nomme
L'aventurier royal fait empereur par Rome,
Trente sur les crochets et douze sur le pal
Expirent au-dessus du porche principal.

Tandis qu'en joyeux chants les vainqueurs se repandent,
Aupres de ces poteaux et de ces croix ou pendent
Ceux que Malaspina vient de supplicier,
Corbeaux, hiboux, milans, tout l'essaim carnassier,
Venus des monts, des bois, des cavernes, des havres,
S'abattent par volee, et font sur les cadavres
Un banquet, moins hideux que celui d'a cote.

Ah! le vautour est triste a voir, en verite,
Dechiquetant sa proie et planant; on s'effraie
Du cri de la fauvette aux griffes de l'orfraie;
L'epervier est affreux rongeant des os brises;
Pourtant, par l'ombre immense on les sent excuses,
L'impenetrable faim est la loi de la terre,
Et le ciel, qui connait la grande enigme austere,
La nuit, qui sert de fond au guet mysterieux
Du hibou promenant la rondeur de ses yeux
Ainsi qu'a l'araignee ouvrant ses pales toiles,
Met a ce festin sombre une nappe d'etoiles;
Mais l'etre intelligent, le fils d'Adam, l'elu
Qui doit trouver le bien apres l'avoir voulu,
L'homme exterminant l'homme et riant, epouvante,
Meme au fond de la nuit, l'immensite vivante,
Et, que le ciel soit noir ou que le ciel soit bleu,
Cain tuant Abel est la stupeur de Dieu.

 

XII

QUE C'EST FABRICE QUI EST UN TRAITRE

Un homme qu'un piquet de lansquenets escorte,
Qui tient une banniere inclinee, et qui porte
Une jacque de vair taillee en eventail,
Un heraut, fait ce cri devant le grand portail:

'Au nom de l'empereur clement et plein de gloire,
--Dieu le protege!--peuple! il est pour tous notoire
Que le traitre marquis Fabrice d'Albenga
Jadis avec les gens des villes se ligna,
Et qu'il a maintes fois guerroye le Saint-Siege;
C'est pourquoi l'empereur tres clement,--Dieu protege
L'empereur!--le citant a son haut tribunal,
A pris possession de l'etat de Final.'

L'homme ajoute, dressant sa banniere penchee:
--Qui me contredira, soit sa tete tranchee,
Et ses biens confisques a l'empereur. J'ai dit.

 

XIII

SILENCE

Tout a coup on se tait; ce silence grandit,
Et l'on dirait qu'au choc brusque d'un vent qui tombe
Cet enfer a repris sa figure de tombe;
Ce pandemonium, ivre d'ombre et d'orgueil,
S'eteint; c'est qu'un vieillard a paru sur le seuil;
Un prisonnier, un juge, un fantome; l'ancetre!

C'est Fabrice.

On l'amene a la merci du maitre.
Ses blemes cheveux blancs couronnent sa paleur;
Il a les bras lies au dos comme un voleur;
Et, pareil au milan qui suit des yeux sa proie,
Derriere le captif marche, sans qu'il le voie,
Un homme qui tient haute une epee a deux mains.

Matha, fixant sur lui ses beaux yeux inhumains,
Rit sans savoir pourquoi, rire etant son caprice.
Dix valets de la lance environnent Fabrice.
Le roi dit:--Le tresor est cache dans un lieu
Qu'ici tu connais seul, et je jure par Dieu
Que, si tu dis l'endroit, marquis, ta vie est sauve.

Fabrice lentement leve sa tete chauve
Et se tait.

Le roi dit:--Es-tu sourd, compagnon?

Un reitre avec le doigt fait signe au roi que non.
--Marquis, parle! ou sinon, vrai comme je me nomme
Empereur des Romains, roi d'Arle et gentilhomme,
Lion, tu vas japper ainsi qu'un epagneul.
Ici, bourreaux!--Reponds, le tresor?

Et l'aieul
Semble, droit et glace parmi les fers de lance,
Avoir deja pris place en l'eternel silence.

Le roi dit:--Preparez les coins et les crampons.
Pour la troisieme fois parleras-tu? Reponds.

Fabrice, sans qu'un mot d'entre ses levres sorte,
Regarde le roi d'Arle et d'une telle sorte,
Avec un si superbe eclair, qu'il l'interdit;
Et Ratbert, furieux sous ce regard, bondit
Et crie, en s'arrachant le poil de la moustache
--Je te trouve idiot et mal en point, et sache
Que les jouets d'enfant etaient pour toi, vieillard!
Ca, rends-moi ce tresor, fruit de tes vols, pillard!
Et ne m'irrite pas, ou ce sera ta faute,
Et je vais envoyer sur la tour la plus haute
Ta tete au bout d'un pieu se taire dans la nuit.

Mais l'aieul semble d'ombre et de pierre construit;
On dirait qu'il ne sait pas meme qu'on lui parle.

--Le brodequin! A toi, bourreau! dit le roi d'Arle.

Le bourreau vient, la foule effaree ecoutait.

On entend l'os crier, mais la bouche se tait.

Toujours pret a frapper le prisonnier en traitre,
Le coupe-tete jette un coup d'oeil a son maitre.

--Attends que je te fasse un signe, dit Ratbert.
Et, reprenant:

--Voyons, toi chevalier haubert,
Hais cadet, toi marquis, mais batard, si tu donnes
Ces quelques diamants de plus a mes couronnes,
Si tu veux me livrer ce tresor, je te fais
Prince, et j'ai dans mes ports dix galeres de Fez
Dont je te fais present avec cinq cents esclaves.

Le vieillard semble sourd et muet.

--Tu me braves!
Eh bien! tu vas pleurer, dit le fauve empereur.


XIV

RATBERT REND L'ENFANT A L'AIEUL

Et voici qu'on entend comme un souffle d'horreur
Fremir, meme en cette ombre et meme en cette horde.
Une civiere passe, il y pend une corde;
Un linceul la recouvre; on la pose a l'ecart;
On voit deux pieds d'enfants qui sortent du brancard.
Fabrice, comme au vent se renverse un grand arbre,
Tremble, et l'homme de chair sous cette homme de marbre
Reparait; et Ratbert fait lever le drap noir.

C'est elle! Isora! pale, inexprimable a voir,
Etranglee; et sa main crispee, et cela navre,
Tient encore un hochet; pauvre petit cadavre!

L'aieul tressaille avec la force d'un geant;
Formidable, il arrache au brodequin beant
Son pied dont le bourreau vient de briser le pouce;
Les bras toujours lies, de l'epaule il repousse
Tout ce tas de demons, et va jusqu'a l'enfant,
Et sur ses deux genoux tombe, et son coeur se fend.
Il crie en se roulant sur la petite morte:

--Tuee! ils l'ont tuee! et la place etait forte,
Le pont avait sa chaine et la herse ses poids,
On avait des fourneaux pour le soufre et la poix,
On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche,
Se defendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche
De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher
A la figure avec les eclats du rocher!
Non! on a dit: Entrez, et, par la porte ouverte,
Ils sont entres! la vie a la mort s'est offerte!
On a livre la place, on n'a point combattu!
Voila la chose; elle est toute simple; ils n'ont eu
Affaire qu'a ce vieux miserable imbecile!
Egorger un enfant, ce n'est pas difficile.
Tout a l'heure, j'etais tranquille, ayant peu vu
Qu'on tuat des enfants, et je disais: Pourvu
Qu'Isora vive, eh bien! apres cela, qu'importe?--
Mais l'enfant! O mon Dieu! c'est donc vrai qu'elle est morte!
Penser que nous etions la tous deux hier encor!
Elle allait et venait dans un gai rayon d'or;
Cela jouait toujours, pauvre mouche ephemere!
C'etait la petite ame errante de sa mere!
Le soir, elle posait son doux front sur mon sein,
Et dormait...--Ah! brigand! assassin! assassin!

Il se dressait, et tout tremblait dans le repaire,
Tant c'etait la douleur d'un lion et d'un pere,
Le deuil, l'horreur, et tant ce sanglot rugissait!

--Et moi qui, ce matin, lui nouais son corset!
Je disais: Fais-toi belle, enfant! Je parais l'ange
Pour le spectre.--Oh! ris donc la-bas, femme de fange!
Riez tous! Idiot, en effet, moi qui crois
Qu'on peut se confier aux paroles des rois
Et qu'un hote n'est pas une bete feroce!
Le roi, les chevaliers, l'eveque avec sa crosse,
Ils sont venus, j'ai dit: Entrez; c'etaient des loups!
Est-ce qu'ils ont marche sur elle avec des clous
Qu'elle est toute meurtrie? Est-ce qu'ils l'ont battue?
Et voila maintenant nos filles qu'on nous tue
Pour voler un vieux casque en vieil or de ducat!
Je voudrais que quelqu'un d'honnete m'expliquat
Cet evenement-ci, voila ma fille morte!
Dire qu'un empereur vient avec une escorte,
Et que des gens nommes Farnese, Spinola,
Malaspina, Cibo, font de ces choses-la,
Et qu'on se met a cent, a mille, avec ce pretre,
Ces femmes, pour venir prendre un enfant en traitre,
Et que l'enfant est la, mort, et que c'est un jeu;
C'est a se demander s'il est encore un Dieu,
Et si, demain, apres de si laches desastres,
Quelqu'un osera faire encor lever les astres!
M'avoir assassine ce petit etre-la!
Mais c'est affreux d'avoir a se mettre cela
Dans la tete, que c'est fini, qu'ils l'ont tuee,
Qu'elle est morte!--Oh! ce fils de la prostituee,
Ce Ratbert, comme il m'a hideusement trompe!
O Dieu! de quel demon est cet homme echappe?
Vraiment! est-ce donc trop esperer que de croire
Qu'on ne va point, par ruse et par trahison noire,
Massacrer des enfants, broyer des orphelins,
Des anges, de clarte celeste encor tout pleins?
Mais c'est qu'elle est la, morte, immobile, insensible!
je n'aurais jamais cru que cela fut possible.
Il faut etre le fils de cette infame Agnes!
Rois! j'avais tort jadis quand je vous epargnais;
Quand, pouvant vous briser au front le diademe,
je vous lachais, j'etais un scelerat moi-meme,
j'etais un meurtrier d'avoir pitie de vous!
Oui, j'aurais du vous tordre entre mes serres, tous!
Est-ce qu'il est permis d'aller dans les abimes
Reculer la limite effroyable des crimes
De voler, oui, ce sont des vols, de faire un tas
D'abominations, de maux et d'attentats,
De tuer des enfants et de tuer des femmes,
Sous pretexte qu'on fut, parmi les oriflammes
Et les clairons, sacre devant le monde entier
Par Urbain quatre, pape, et fils d'un savetier?
Que voulez-vous qu'on fasse a de tels miserables?
Avoir mis son doigt noir sur ces yeux adorables!
Ce chef-d'oeuvre du Dieu vivant, l'avoir detruit!
Quelle mamelle d'ombre et d'horreur et de nuit,
Dieu juste, a donc ete de ce monstre nourrice?
Un tel homme suffit pour qu'un siecle pourrisse.
Plus de bien ni de mal, plus de droit, plus de lois.
Est-ce que le tonnerre est absent quelquefois?
Est-ce qu'il n'est pas temps que la foudre se prouve,
Cieux profonds, en broyant ce chien, fils de la louve?
Oh! sois maudit, maudit, maudit, et sois maudit,
Ratbert, empereur, roi, cesar, escroc, bandit!
O grand vainqueur d'enfants de cinq ans! maudits soient
Les pas que font tes pieds, les jours que tes yeux voient,
Et la gueuse qui t'offre en riant son sein nu,
Et ta mere publique, et ton pere inconnu!
Terre et cieux! c'est pourtant bien le moins qu'un doux etre
Qui joue a notre porte et sous notre fenetre,
Qui ne fait rien que rire et courir dans les fleurs,
Et qu'emplir de soleil nos pauvres yeux en pleurs,
Ait le droit de jouir de l'aube qui l'enivre,
Puisque les empereurs laissent les forcats vivre,
Et puisque Dieu, temoin des deuils et des horreurs,
Laisse sous le ciel noir vivre les empereurs!'


XV

LES DEUX TETES

Ratbert en ce moment, distrait jusqu'a sourire,
Ecoutait Afranus a voix basse lui dire:
--Majeste, le caveau du tresor est trouve.

L'aieul pleurait.

--Un chien, au coin des murs creve,
Est un etre enviable aupres de moi. Va, pille,
Vole, egorge, empereur! O ma petite fille,
Parle-moi! Rendez-moi mon doux ange, o mon Dieu!
Elle ne va donc pas me regarder un peu?
Mon enfant! Tous les jours nous allions dans les lierres.
Tu disais: Vois les fleurs, et moi. Prends garde aux pierres!
Et je la regardais, et je crois qu'un rocher
Se fut attendri rien qu'en la voyant marcher.
Helas! avoir eu foi dans ce monstrueux drole!
Mets ta tete adoree aupres de mon epaule.
Est-ce que tu m'en veux? C'est moi qui suis la! Dis,
Tu n'ouvriras donc plus tes yeux du paradis!
Je n'entendrai donc plus ta voix, pauvre petite!
Tout ce qui me tenait aux entrailles me quitte;
Et ce sera mon sort, a moi, le vieux vainqueur,
Qu'a deux reprises Dieu m'ait arrache le coeur,
Et qu'il ait retire de ma poitrine amere
L'enfant, apres m'avoir ote du flanc la mere!
Mon Dieu, pourquoi m'avoir pris cet etre si doux?
Je n'etais pourtant pas revolte contre vous,
Et je consentais presque a ne plus avoir qu'elle.
Morte! et moi, je suis la, stupide qui l'appelle!
Oh! si je n'avais pas les bras lies, je crois
Que je rechaufferais ses pauvres membres froids.
Comme ils l'ont fait souffrir! La corde l'a coupee.
Elle saigne.

Ratbert, bleme et la main crispee,
Le voyant a genoux sur son ange dormant,
Dit:--Porte-glaive, il est ainsi commodement.

Le porte-glaive fit, n'etant qu'un miserable,
Tomber sur l'enfant mort la tete venerable.

Et voici ce qu'on vit dans ce meme instant-la:
La tete de Ratbert sur le pave roula,
Hideuse, comme si le meme coup d'epee,
Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupee.

L'horreur fut inouie; et tous, se retournant,
Sur le grand fauteuil d'or du trone rayonnant
Apercurent le corps de l'empereur sans tete,
Et son cou d'ou sortait, dans un bruit de tempete,
Un flot rouge, un sanglot de pourpre, eclaboussant
Les convives, le trone et la table, de sang.
Alors dans la clarte d'abime et de vertige
Qui marque le passage enorme d'un prodige,
Des deux tetes on vit l'une, celle du roi,
Entrer sous terre et fuir dans le gouffre d'effroi
Dont l'expiation formidable est la regle,
Et l'autre s'envoler avec des ailes d'aigle.


XVI

APRES JUSTICE FAITE

L'ombre couvre a present Ratbert, l'homme de nuit.
Nos peres--c'est ainsi qu'un nom s'evanouit--
Defendaient d'en parler, et du mur de l'histoire
Les ans ont efface cette vision noire.

Le glaive qui frappa ne fut point apercu;
D'ou vint ce sombre coup, personne ne l'a su;
Seulement, ce soir-la, bechant pour se distraire,
Heraclius le Chauve, abbe de Joug-Dieu, frere
D'Acceptus, archeveque et primat de Lyon,
Etant aux champs avec le diacre Pollion,
Vit, dans les profondeurs par les vents remuees,
Un archange essuyer son epee aux nuees. _

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